Tixu Oty reprit connaissance au beau milieu d'un pré accroché à flanc de colline. Bien qu'à demi inconscient au moment du départ de Point-Rouge, il avait pris la précaution de se programmer à l'écart de la ville de Duptinat, capitale de la planète Marquinat. Il lui fallait maintenant se mettre en quête de Géofo Anidoll, l'orfèvre dont le chevalier lui avait donné l'adresse.

Pour l'instant, il souffrait du décalage planétaire provoqué par le transfert. Ses cellules, ayant gardé en mémoire leurs données originelles, corrigeaient la variation relative temporelle générée par le saut déremat. L'effet corrigé Gloson indisposait certains individus, dont il faisait partie, pendant une ou plusieurs heures.

Allongé à proximité d'excréments pestilentiels, il vit des animaux d'une espèce qu'il ne connaissait pas et qui paissaient tranquillement autour de lui. Grands, massifs, recouverts d'une épaisse toison noire et frisée... Leur front s'ornait de trois, quatre, voire cinq cornes asymétriques. Lors de la soudaine apparition de Tixu sur le pré, les herbivores impavides s'étaient fendus d'un regard inexpressif dans sa direction et avaient aussitôt replongé, avec une gloutonnerie bouffonne, leur mufle rose dans l'herbe grasse et fraîche. Pour l'instant, ils ne paraissaient pas contrariés par l'intrusion de ce corps étranger sur leur repas.

Tixu resta une bonne heure cloué au sol. L'herbe était humide, perlée de gouttes de rosée que les rayons timides d'un soleil gris ne parvenaient pas à sécher. Une froidure mordante transperçait sa tunique maculée de sang séché et son pantalon de coton. Ses pieds se glaçaient sous la soie légère de ses chaussures. Quelques lourds nuages s'étiraient paresseusement dans la plaine céleste grise et sale.

Derrière lui se découpaient les crêtes d'une interminable chaîne montagneuse, une abrupte muraille constituée d'énormes blocs granitiques et dont les sommets se noyaient dans de lourds bancs de brume. Les versants de la montagne étaient parsemés jusqu'à mi-hauteur de minuscules prairies vertes délimitées par des enclos rocheux. Elles formaient une mosaïque de couleurs tendres qui brisaient l'uniformité grise des massifs. Chacune d'elles abritait une petite masure de forme cylindrique, aux murs grossiers de pierres surmontés d'un dôme de tuiles plates et bleues.

Tixu embrassa du regard la vallée en contrebas. Au-delà des ravines profondes où poussait une végétation sauvage entre les excroissances rocheuses polies par les eaux, s'étendait l'immense océan gris-bleu de la ville de Duptinat, hérissée des flèches des temples et dominée par les neuf tours élancées d'un bâtiment qui était probablement un palais. Délimitée d'un côté par la chaîne montagneuse, comme une vague venant mourir au pied d'une falaise, la cité marquinatine se répandait à l'infini de l'autre, dans la plaine. Tixu observa un long moment l'incessant ballet des engins aériens, des ovalibus, qui survolaient Duptinat en émettant leur bourdonnement feutré, qui se posaient çà et là comme de gros insectes butinant une fleur géante et qui déchargeaient ou avalaient leur cargaison de voyageurs sur les hautes plates-formes flottantes. Certains d'entre eux, plus massifs et opaques, décollaient de leurs tubes de montée aux allures de cheminées d'usine et s'envolaient pour des destinations lointaines, points scintillants et fugitifs rapidement absorbés par les nuages et la brume. Quelques enseignes clignotantes, rares et sobres en comparaison du clinquant des quartiers interdits de Point-Rouge, se répondaient distraitement les unes aux autres.

Son mal de crâne se résorba et la coordination, encore partielle, entre son corps et son esprit se rétablit. Il se leva, esquissa quelques pas pour se dégourdir les jambes. Ces mouvements, pourtant maladroits et inoffensifs, déclenchèrent un début de panique parmi les herbivores les plus proches dont les naseaux se mirent à souffler bruyamment. Ils baissèrent la tête, poussèrent des mugissements à la fois apeurés et agressifs, tapèrent des sabots et convergèrent vers Tixu qui s'immobilisa : la masse imposante et les cornes pointues de ces animaux, capables des accès de colère ravageurs qui sont l'apanage des paisibles, incitaient à la prudence. Tant qu'il était resté allongé, ils ne s'étaient pas sentis agressés, mais dès qu'il s'était levé, il était devenu un intrus, un danger. Il resta figé durant de longues minutes, le temps qu'ils s'apaisent, le temps qu'ils s'habituent à sa présence. Puis, évitant les gestes brutaux, craignant à tout moment de recevoir un coup de corne, il se faufila lentement entre les flancs arrondis, les pattes puissantes, et se dirigea vers la masure, dressée au centre d'une courette entourée d'un muret de pierres. Il poussa la porte basse, dépourvue de poignée et de serrure, et entra. A l'intérieur, il n'y avait pas d'autre mobilier qu'une banquette de bois fixée au mur. Il y régnait une odeur suffocante, une odeur d'étable et de purin. Malgré la puanteur qui lui retournait les tripes, il s'assit sur la banquette, s'adossa au mur, ferma les yeux et attendit que se dissipent les dernières séquelles physiologiques de l'effet corrigé Gloson.

A cet instant, il ressentit la présence du son au plus profond de lui, de ce serpent vigilant prêt à dérouler ses anneaux de feu et à bondir à la moindre alerte. L'antra que lui avait transmis une Aphykit rongée de fièvre vibrait en sourdine et dressait en permanence un imperméable bouclier protecteur. De la même façon que la clôture de pierres encerclait le pré et préservait l'herbe tendre, l'antra forgeait une armure autour de son esprit et protégeait les fragiles pensées en formation. Dans ces couches subtiles où l'intellect, la raison, incapables de tamiser les fines ondes intuitives, ne se hasardaient jamais, le son de vie avait érigé une citadelle inexpugnable qu'aucune pensée importune ne pourrait dorénavant violer. Cette sensation, bien que rassurante — Tixu n'avait pas oublié la terrible agression mentale de l'être habillé de vert, sur Deux-Saisons —, le perturba au début. Il percevait l'antra comme un corps étranger, rapporté, comme une greffe agaçante et inadaptée. Il chercha donc à le rejeter, à le pousser dans les oubliettes de son subconscient. Mais ses tentatives restèrent vaines et le bourdon lancinant continua de résonner imperturbablement en lui. Alors, bien qu'il ne sût pas s'il y avait une manière correcte de l'utiliser, il finit par le tolérer, puis par l'accepter. De fil en aiguille, ses pensées se reportèrent sur Aphykit et un flot de nostalgie lui inonda les entrailles.

Il l'avait tenue dans ses bras, et elle, elle était parvenue à vaincre sa fièvre et son délire pour lui témoigner sa reconnaissance et lui faire don de cet extraordinaire présent qu'était l'antra. C'était donc qu'elle ne le tenait plus pour une quantité négligeable, qu'elle lui accordait une certaine estime à défaut d'autre chose. Mais elle était partie avec l'arrogant guerrier de l'Ordre, en qui il ne pouvait s'empêcher de pressentir un rival supérieur à lui sur pratiquement tous les plans. Le projet de l'Orangien, gagner au plus vite Selp Dik, était irraisonné et probablement chimérique, car il n'avait pas le moindre commencement d'idée de ce qu'il ferait sur la planète de l'Ordre. Mais il excluait toute autre éventualité, peut-être parce que, comme le lui avait dit le chevalier Long-Shu Pae, si c'est votre destin de la retrouver, vous la retrouverez... Il lui fallait aller jusqu'au bout de son désir, probablement de son erreur, prendre tous les risques, quitte à courir au-devant d'une terrible désillusion.

Il quitta la masure quelques minutes plus tard et sortit du pré par un petit portail de bois. Une voix puissante et grave retentit subitement dans son dos. Il se retourna et se retrouva nez à nez avec un géant hirsute, à la barbe et à la chevelure grises en bataille, qui l'abreuva d'un jargon sonore et haché auquel il ne comprit rien. L'homme était vêtu d'une longue tunique de laine noire qui tombait sur ses bottes de cuir épais. Un bonnet conique et vert aux bords retroussés était enfoncé sur son front, juste au-dessus des sourcils broussailleux. La carrure imposante et la voix grave de son interlocuteur auraient pu avoir quelque chose d'intimidant si cette première impression n'avait été démentie par la curiosité débonnaire et bienveillante des yeux pâles en train de le dévisager.

Tixu haussa les épaules et pointa son index sur ses propres lèvres :

« Je ne parle pas votre langue, articulat-il lentement comme s'il s'adressait à un enfant. Je ne suis pas de Marquinat... »

Le géant éclata de rire.

« Arrêtez, vous avez l'air ridicule, jeune homme ! On dirait que vous conversez avec un attardé mental ! Il y a bien longtemps que les Marquinatins, y compris ceux des campagnes, parlent couramment le nafle interplanétaire... Je vous disais simplement que vous avez effrayé mes mutules. Regardez-les, ils n'ont plus envie de brouter !

— Excusez-moi, monsieur, bredouilla Tixu, mais... euh... je n'avais pas l'intention de... Je n'avais jamais vu cette... race d'animaux... »

Une nouvelle crise de fou rire saisit le géant. Les commissures de ses lèvres, dissimulées sous les poils de sa barbe, s'étirèrent presque jusqu'à ses oreilles. Ses fortes dents bombées étaient légèrement jaunes.

« Les mutules?... C'est une variété de mouteures domestiques propre à Marquinat. Vous arrivez de quel monde ? »

Tixu tergiversa un bref instant avant de désigner la ville d'un geste du bras :

« De par là... »

L'hésitation, quoique infime, n'échappa pas à la perspicacité du géant qui fronça les sourcils et plissa les yeux.

« Hum, j'ai comme l'impression que vous ne voulez pas qu'on en sache trop sur vous, l'ami... Remarquez bien que cette attitude méfiante, qui aurait pu autrefois passer pour une impardonnable impolitesse, est certainement préférable par les étranges temps qui courent... Maintenant que nos pensées intimes elles-mêmes ne sont plus à l'abri à l'intérieur de nos têtes, il vaut mieux se méfier... Pour peu qu'on ait des raisons de se méfier, bien sûr... Vous avez probablement été expédié sur l'herbe de mes mutules par une de ces machines de voyage qui vous éclatent en mille morceaux avant d'essayer de les recoller à l'arrivée ?

— Eh bien, c'est-à-dire que... ânonna Tixu que les paroles à double sens du géant laissaient sur la défensive.

— Allez, je cesse de vous torturer. Je ne vous en demanderai pas davantage ! coupa le géant, conciliant. Après tout, ce que vous êtes venu faire sur Marquinat ne regarde que vous ! Permettez-moi seulement de vous donner un conseil : si vos projets ne sont pas, disons... avouables, prenez garde aux inquisiteurs mentaux. Ça ne fait pas longtemps qu'ils ont envahi Marquinat et déjà, rien qu'en fouinant dans les esprits, ils ont démantelé la totalité des réseaux de résistance qui s'organisaient... Ce que je vous dis là pourrait me valoir, à moi aussi, les pires ennuis... Les places de Duptinat se couvrent de ce qu'ils appellent les croix-de-feu, les pires instruments de torture que j'aie jamais vus ! Les temples que vous apercevez là (il désigna les innombrables excroissances des temples sur la mer étale et gris-bleu de Duptinat) vont être détruits sans rémission par ordre du cardinal de la nouvelle religion officielle, le kreuzianisme... En réalité, vous n'allez pas voir notre monde sous son meilleur jour, l'ami ! Vous avez mal choisi votre moment pour faire du tourisme!... Mais venez : ce n'est pas parce que nous vivons de tels moments que nous devons oublier nos bonnes vieilles coutumes, vous ne croyez pas ? L'accueil aux étrangers a toujours été une tradition de notre peuple. Je vous invite donc à partager mon maigre premier repas du jour, le salut à Roi d'Argent ! »

Sans attendre la réponse de son vis-à-vis, le géant se dirigea à grands pas vers une maison, à peine plus grande que la masure du pré, située sur les hauteurs d'une colline proche. D'abord indécis, Tixu finit par le suivre tout en se promettant de rester sur ses gardes.

La lumière sale du petit jour pénétrait timidement à l'intérieur de la bâtisse rustique. Elle s'immisçait dans les étroites lucarnes murales et venait agoniser sur les murs rugueux. Le mobilier était réduit à sa plus simple expression : une table sommaire, trois antiques chaises de paille et de bois, une sorte de grand buffet de terre séchée, constitué de deux colonnes inégales et d'étagères rudimentaires. Comme dans la masure, une odeur fétide, provenant probablement des couvertures de laine noire pliées sur un coin de banquette, imprégnait l'atmosphère de la maison.

Le repas, frugal, se composa essentiellement de fromage de mutule — « Le meilleur est celui qui sent le plus fort ! » certifia le géant r et de pain noir au goût délicieux. De larges écuelles de bois servaient d'assiettes. Les fourchettes et couteaux que l'hôte de Tixu avait posés sans douceur sur la table n'avaient pas été lavés depuis bien longtemps. Cet intérieur négligé rappelait à l'Orangien la cabane de Moao Amba, la gargote des passerelles de Deux-Saisons. Il eut le sentiment qu'il avait quitté le monde des Sadumbas depuis un siècle, et pourtant cela ne faisait que trois jours standard qu'il en était parti. Trois jours qu'il avait échappé par miracle aux gueules des lézards des fleuves, que Malinoë l'avait soigné avec la graisse des reptiles géants, que Kacho Marum, l'ima sadumba de la forêt profonde, lui avait permis de boire l'eau de l'invincibilité... Trois jours pendant lesquels il avait vécu plusieurs vies accélérées, condensées, comme s'il avait cherché à rattraper d'un seul coup tout le temps perdu, toutes ces armées d'inertie passées dans l'antichambre du néant.

« Vous connaissez quelqu'un, à Duptinat ? demanda le géant tout en mordant à belles dents dans une énorme tranche de pain.

— Non, répondit Tixu.

— Et vous savez où aller.

— Je suis à la recherche de quelqu'un... avança Tixu, évasif. J'ai son nom et son adresse, mais je ne suis pas certain de le retrouver : mes renseignements datent de quinze armées standard.

— Et si vous ne le retrouvez pas, insista le géant, que comptez-vous faire ?

— Je ne sais pas... Je n'ai pas eu le temps de réfléchir à cette éventualité...

— Vous avez de l'argent ?

— Non... »

Le géant posa ses coudes sur la table, son menton sur ses mains croisées et s'absorba dans ses pensées.

« Comme vous ne m'avez pas l'air d'être un voyageur très prévoyant, voici ce que je vous propose, reprit-il après un long moment de silence. Dans une heure, vous irez en ville pour commencer vos recherches. Les premiers quartiers de Duptinat ne sont pas très éloignés d'ici. Il faut environ trois quarts d'heure de marche pour atteindre les premières plates-formes des ovalibus. Vous aurez intérêt à utiliser les transports en commun : ils sont gratuits et la ville est très étirée, comme vous l'avez certainement remarqué. Si vos recherches s'avèrent infructueuses, vous pourrez revenir dormir ici, chez moi... Ce n'est certes qu'une maison de berger, dont le confort laisse à désirer, mais vous aurez au moins le gîte et le couvert. Je vous arrangerai un lit et vous vous laverez au torrent le plus proche. Ça vous évitera de traîner pendant la nuit, ce qui est le meilleur moyen d'attirer l'attention des patrouilles de l'interlice... Vous aurez un port d'attache... Qu'en pensez-vous ? »

Tixu plongea son regard dans celui de son hôte. Il n'y décela aucune trace d'intentions sournoises ou malveillantes.

« Je ne sais pas si je dois accepter, objecta-t-il. Je ne voudrais pas vous causer de dérangement, encore moins des ennuis... »

Le rire du géant fut la plus probante des réponses. Il planta son long couteau à la lame ébréchée dans le bois noueux de la table.

« Bordel de bois, me déranger, l'ami ? s'exclamat-il de sa voix de stentor. Je suis enchanté d'avoir un peu de compagnie ! Mes mutules ne sont pas très bavards ! Et puis, je peux vous le dire maintenant, mon instinct me dit que vous êtes quelqu'un en qui je peux avoir confiance... Je me fie entièrement à mon instinct... A quoi d'autre est-ce que je pourrais me raccrocher ?

— Dans ce cas, je vous remercie de votre proposition et je l'accepte, dit Tixu, touché de la sollicitude du Marquinatin.

— A la bonne heure ! Je suis Stanislav Nolustrist, poète et berger, mais les amis m'appellent Stan ou Stanis...

— Euh... Bilo... Bilo Maïtrelly », mentit l'Orangien sans trop savoir pourquoi.

Il était peut-être d'ores et déjà gagné par le climat de suspicion qui, selon les dires du géant, empoisonnait l'atmosphère de la planète Marquinat.

Tixu emprunta le chemin empierré qui longeait la chaîne montagneuse dont Stanislav Nolustrist lui avait appris qu'elle se nommait l'Echiné de la Marquise. Lorsqu'il arriva dans les premiers faubourgs de Duptinat, Roi d'Argent était haut dans le ciel. Son disque rond, gris et brillant, crevait le rideau ajouré de brume matinale.

Tixu se rendit vite compte que la peur s'était posée comme une aile géante sur la capitale marquinatine. Elle recouvrait toutes les artères rectilignes et les ruelles sombres. Les rares piétons qu'il croisa rasaient les murs, enfouis dans leurs larges manteaux de laine. Leurs visages hermétiques disparaissaient dans les cols relevés, les écharpes aux couleurs vives ou encore les passe-froid, des cagoules de laine écrue munies de courtes visières. La plupart des volets étaient rabattus sur les fenêtres octogonales des façades grises.

Le berger avait insisté pour donner un peu d'argent à Tixu :

« Il faut que vous changiez de vêtements : votre tunique blanche est maculée de sang. Non seulement vous risquez de vous faire remarquer, mais en plus vous allez prendre froid ! Nous sommes en prime automne : Roi d'Argent ne parvient pas à réchauffer l'air. Il est comme ces vieux bourgeois qui n'arrivent plus à réchauffer leur femme ! »

Stanislav Nolustrist avait raison : il faisait frisquet. L'Orangien s'arrêta donc à la première boutique de vêtements qu'il rencontra. Il acheta une veste de laine fourrée bleu uni et un pantalon de velours noir. Il se changea dans la cabine d'essayage, puis il demanda à la vendeuse, une belle femme au teint légèrement hâlé et à la somptueuse chevelure blonde, si elle connaissait la rue de l'Orfèvrerie-Sacrée. Elle répondit, avec une amabilité proportionnelle à sa curiosité, qu'il lui fallait d'abord se rendre sur la première plateforme aérienne, prendre ensuite un ovalibus des lignes intérieures, reconnaissable au triangle violet sur la cabine de pilotage automatique, et descendre enfin à la place Jatchaï-Wortling, qui allait être bientôt rebaptisée.

« Enfin, elle s'appelle toujours comme ça pour l'instant... Après, c'est simple : la rue de l'Orfèvrerie-Sacrée donne sur la place... Mais renseignez-vous : il vous faudra peut-être changer d'ovalibus avant la place Jatchaï-Wortling. Vous êtes touriste ? Je connais des endroits typiques de Duptinat où je... »

Il l'interrompit d'un geste de la main, remercia, paya et sortit. Il ne lui fallut pas longtemps pour repérer la plateforme, une sorte de palier suspendu une trentaine de mètres au-dessus d'une large avenue bordée d'aughineux, des arbres aux feuilles jaunes. Il s'engouffra dans le monte-personne ascensionnel qui s'éleva automatiquement dès que la porte coulissante se fut refermée.

En cette heure avancée de la matinée, il n'y avait que peu de monde sur le quai de la station. Deux jeunes femmes assez jolies, drapées dans d'élégants capemanteaux au col relevé, chuchotaient et jetaient de temps à autre des regards à la fois provocants et inquiets alentour. Un peu plus loin, un vieillard chenu semblait perdu dans ses pensées. Plus loin encore, un groupe d'enfants, encadré par deux adolescents, attendait impatiemment le passage de l'ovalibus.

Sous la plateforme le quartier était étrangement paisible. Le silence pesant n'était troublé que par les trilles mélodieux d'oiseaux que Tixu identifia comme des silutes à ailes rouges. Ils transformaient en volières bruissantes les plus hautes branches des aughineux, dont les cimes en pinceau effleuraient les balustrades de la plateforme.

Ils attendirent un bon quart d'heure avant qu'un ovalibus, précédé du sifflement de ses coussins rétroactifs et du bourdon monocorde de son propulseur, ne daignât se poser sur la station aérienne. Il mesurait une douzaine de mètres de long. Il ressemblait à un gros œuf brillant et translucide. L'avant de l'appareil était réservé au programmateur de parcours, un robotomate cubique dont les doigts mécaniques, directement soudés au tronc, effectuaient à chaque atterrissage ou décollage des mouvements saccadés sur une console scintillante.

Le sas latéral s'ouvrit dans un chuintement étouffé. Tixu n'avait pas eu le temps de voir s'il y avait un triangle violet sur la cabine de pilotage. Il prit place avec les autres dans le compartiment voyageurs et demanda aux deux jeunes femmes si c'était la bonne direction pour la place Jatchaï-Wortling. Leurs yeux s'emplirent d'effroi comme si elles se trouvaient en face d'un psychopathe. Puis l'une d'elles comprit que le seul crime de l'étranger qui les sollicitait était de leur soutirer un renseignement. Elle reprit donc des couleurs et expliqua, du bout des lèvres, qu'il devait changer au carrefour des Sisoteurs et prendre un autre ovalibus en direction de Ronde-Maison.

« C'est facile, il y a un triangle violet à l'avant, au-dessus du programmateur de parcours...

— Les sisoteurs, ce sont ceux qui fabriquent les sisotes, des poupées à commande vocale... », ajouta l'autre qui éprouvait probablement le besoin pressant de corriger l'impression laissée par sa première réaction.

Après quoi, elles s'assirent du bout des fesses sur les banquettes autosuspendues et se claquemurèrent dans un silence renfrogné et prudent. L'ovalibus prit son envol et plana lentement au-dessus de Marquinat. Tixu eut tout le loisir d'admirer les dômes sculptés des temples, de vraies dentelles aériennes et gracieuses taillées dans le bois massif par des doigts de fée. En dehors des flèches des temples et des majestueuses tours de la Ronde Maison, l'agglomération lui parut monotone et dénuée de fantaisie. Les immeubles n'excédaient pratiquement jamais cinq étages et avaient peu ou prou la même forme, toit arrondi et gris-bleu sur cube grisâtre, comme s'ils étaient tous issus du même moule. Seuls les volets finement décorés ou les balcons de fer forgé dénotaient parfois une certaine volonté d'originalité. Les rues étaient tantôt larges et droites, belles avenues bordées d'aughineux qui convergeaient vers des places octogonales, tantôt resserrées et tortueuses, ruelles paresseuses parsemées d'échoppes et de vitrines richement décorées devant lesquelles flânaient les badauds. L'Orangien remarqua que les commerces étaient regroupés par type d'activité et par quartier.

L'ovalibus survola un ensemble d'immenses bacs rectangulaires à ondes lumineuses teintantes, dans lesquels hommes et femmes, court-vêtus en dépit de la fraîcheur, enfoncés jusqu'aux genoux dans les émulsions électriques, plongeaient sans relâche de grands morceaux de tissu écru qui se couvraient de taches de couleurs vives. Un travail hors de portée des robotomates, si perfectionnés fussent-ils, car ils n'auraient pu remplacer le coup d'œil et le savoir-faire de ces ouvriers hautement qualifiés ?

La navette aérienne se posa sur d'autres plates-formes et fit peu à peu le plein de passagers. A chaque station, Tixu interrogea les deux jeunes femmes du regard, mais elles lui firent discrètement signe d'attendre. Jusqu'au moment où elles s'approchèrent de lui et lui chuchotèrent :

« La prochaine, c'est le carrefour des Sisoteurs. N'oubliez pas de vérifier le triangle violet sur la cabine et de descendre à Ronde-Maison, place Jatchaï-Wortling... »

A ce moment-là seulement, elles se détendirent et se fendirent de sourires avenants. Elles semblaient brusquement délivrées d'un lourd fardeau.

Tixu descendit donc sur la plateforme suivante. Là, il reçut un choc : au milieu des visages maussades des voyageurs qui attendaient, groupés en rangs serrés le long du quai d'atterrissage, il repéra une silhouette vêtue d'une acaba noire et dont la tête disparaissait sous un profond capuchon : un Scaythe d'Hyponéros !

Son cœur s'emballa, son ventre et ses entrailles se contractèrent. Le souvenir de l'abominable tentacule visqueux et froid qui avait fureté à l'intérieur de son crâne dans son agence de Deux-Saisons resurgit instantanément. Mais aussitôt la vibration de l'antra s'amplifia, chassa énergiquement les grossières pensées de panique et dressa une barrière infranchissable autour de son esprit. Il n'eut aucun effort à faire pour maintenir cet état de calme apaisant. Lorsque le son de vie eut rempli son rôle de gardien du silence intérieur, Tixu constata que ses propres perceptions de l'environnement avaient tendance à se modifier, à ne plus échouer sur les premiers écueils des apparences. C'était comme si l'antra, en plus de le protéger, lui dessillait les yeux. Les autres voyageurs lui apparurent soudain sous un jour différent... Sous leur vrai jour... Il vit que les personnages qu'ils s'efforçaient de jouer, avec plus ou moins de bonheur, les éloignaient d'eux-mêmes, les fractionnaient, les fracturaient. Il vit qu'ils s'étaient créé des modèles idéaux et fallacieux, d'une part pour être certains de ne jamais les atteindre et, d'autre part, n'être jamais contraints de regarder en eux-mêmes. Ils restaient coincés entre deux mondes, entre le monde de la pensée et le monde de la matière, n'explorant ni l'un ni l'autre. Ils avaient perdu de vue qu'ils étaient des êtres humains, des créatures capables à la fois de voler avec les dieux et de plonger avec volupté dans la boue de leurs pulsions animales. Leur espace se rétrécissait comme une peau de chagrin. La présence de l'acaba noire les remplissait de terreur. Ils avaient déjà eu un bref aperçu des inquiétants pouvoirs des Scaythes lors des jugements publics ou des sommaires exécutions mentales. Dans leur esprit sans défense, leurs pensées, livrées aux griffes de la peur, s'entrechoquaient et se chevauchaient comme des animaux sauvages pris au piège.

Tixu s'aperçut que le Scaythe ne se gênait pas pour profaner à leur insu les sanctuaires de pensées qui l'environnaient. En revanche, lorsqu'il voulut violer l'esprit de l'Orangien, l'inquisiteur se heurta au barrage dressé par l'antra. Le Scaythe insista, chercha à tout prix à pénétrer dans ce livre humain qui ne voulait pas s'ouvrir, mais en pure perte. Tixu ressentit nettement la surprise et l'irritation de l'être mystérieux enfoui dans l'acaba noire.

L'ovalibus amorça sa descente au-dessus de la place Jatchaï-Wortling, une gigantesque esplanade hexagonale pavée de mosaïques lumineuses représentant les planètes de la Confédération de Naflin. Au centre de la place, cernée d'une haie pourpre et or criblée de fleurs blanches, trônait la statue de Jatchaï Wortling, fondateur de la dynastie du Wort-Mahort et bâtisseur de la Ronde Maison aux neufs tours, dont les ombres allongées, démesurées, se projetaient sur les immeubles avoisinants. L'antique statue, qui avait traversé sans encombre treize siècles standard, était un miracle sans cesse renouvelé d'équilibre. Depuis le hublot de l'ovalibus Tixu vit les innombrables traces de réparations, les cicatrices laissées par les soudeurs et autres ravaleurs sur le socle métallique qui paraissait à tout instant devoir céder à la tentation de s'effondrer. Non loin de la statue, une scène insolite attira l'attention de l'Orangien : une roue transparente dans laquelle se tordait un corps en croix, nu et déformé par les reflets scintillants de Roi d'Argent, était exposée sur une estrade basse. Les nombreux passants qui traversaient la place baissaient la tête et évitaient soigneusement de regarder en direction de cette roue.

Tixu ne fut pas fâché de débarquer de l'ovalibus et de se soustraire à la curiosité de l'inquisiteur qui, agacé par la résistance inattendue qu'il avait rencontrée, était revenu à la charge à plusieurs reprises.

Au sortir du tube d'évacuation, l'Orangien déboucha sur la place Jatchaï-Wortling, un quartier très animé où déambulait une foule de Marquinatins pressés. Comme il ne parvenait pas à se réchauffer les pieds, il décida de se débarrasser de ses légères chaussures de soie, peu adaptées au climat de Marquinat. Il n'eut pas besoin d'aller bien loin : des camelots ambulants avaient dressé leurs étalages pittoresques et colorés tout autour de la place. Il acheta une solide paire de bottes montantes que le vendeur, un adolescent gouailleur, lui garantit inusables et tellement confortables que certains de ses clients, promis juré, oubliaient de les retirer au moment d'aller se coucher !

Puis, intrigué, il se dirigea vers la roue transparente. Au fur et à mesure qu'il s'en rapprochait, il croisa de plus en plus de visages bouleversés, des femmes en larmes, des hommes aux mâchoires serrées...

Le corps nu, écartelé par des projections d'air compressé, appartenait à une femme. L'indicible souffrance qui se lisait sur ses traits déformés flétrissait sa beauté originelle. Par endroits, des cloques et des plaies vives se formaient sur son épiderme écarlate. De sa bouche aux lèvres déchirées suintait un liquide visqueux et rosâtre. L'intérieur de ses cuisses était presque noir : les humeurs et le sang qui avaient coulé de la blessure de son bas-ventre s'étaient durcis, coagulés et incrustés sur sa peau tendre. Ses cheveux s'en allaient par poignées et découvraient peu à peu son crâne bosselé. En bas de la roue, des lettres holographiques dorées flottaient sur un écran-bulle. Le texte avait été rédigé en deux langues, marquinatin et nafle :

La croix-de-feu à combustion lente de l'Eglise du Kreuz sera le châtiment réservé à ceux qui enfreindront la Loi Divine Unique ou les commandements transmis par les saints missionnaires... Dame Armina Wortling, épouse du seigneur défunt Abasky Wortling, par la chair a péché et trahi l'ancienne coutume planétaire. Par décision du cardinal Rahouin de Brussel, représentant suprême de Sa Sainteté le muffi Barrofill le Vingt-quatrième sur la planète Marquinat.

Les yeux de la suppliciée se posèrent sur Tixu. Il eut l'impression qu'ils l'imploraient de faire cesser son martyre, ne fût-ce que quelques secondes. Ils avaient trop souffert pour laisser encore couler des larmes. La douleur l'entraînait peu à peu au fond d'un gouffre où sa raison était sur le point de s'égarer. Au pied de l'estrade, un adolescent d'une quinzaine d'années, effondré, pleurait en silence.

L'Orangien se détourna du pénible spectacle. Blessé, révolté, il serra les poings à s'en faire craquer les phalanges et poursuivit ses recherches.

La rue de l'Orfèvrerie-Sacrée s'étirait langoureusement entre deux rangées de boutiques et d'ateliers aux enseignes baroques. Tixu vit un avis holo bleu marine flottant quelques mètres au-dessus des immeubles. L'interlice informait les orfèvres de l'artisanat sacré que les temples de la théogonie marquinatine allaient être livrés aux rayons désintégrants des démolisseurs. Les orfèvres avaient donc purement et simplement cessé le travail. D'après la charte déontologique de la corporation, ils ne devaient exercer leur activité que pour la décoration des temples et les célébrations des différents cultes en vigueur sur Marquinat, sur commande des prêtres ou des fidèles. Ils discutaient par petits groupes sur le seuil des portes entrouvertes des boutiques ou des ateliers. Leurs œuvres les plus représentatives étaient exposées dans les vitrines : statuettes parées de gemmes étincelantes, bijoux sacrés torsadés et sertis d'émaux, sculptures holo des dieux du panthéon, candélabres à trois, cinq ou sept branches, élégants porte-cierges d'optalium rose, brûle-encens en forme de conque... En s'enfonçant dans la rue, Tixu capta des murmures, des bribes de conversation. Ils se demandaient à voix basse si. la nouvelle Eglise du Kreuz leur fournirait suffisamment de travail, s'ils ne devaient pas plutôt renoncer à leur charte et se recycler tout de suite dans l'artisanat profane.

La rue de l'Orfèvrerie-Sacrée était l'une des plus anciennes de la cité. Certains prétendaient même qu'elle avait connu la civilisation prénaflinienne. Elle était pavée de pierres rugueuses et disjointes entre lesquelles poussaient quelques brins d'herbe anémiée. Les constructions, accolées les unes aux autres, se soulageaient mutuellement du poids des siècles. Les noms des artisans étaient inscrits sur les frontons triangulaires des boutiques et des ateliers.

Tixu se contenta de remonter la rue sur une bonne partie de sa longueur. Aux regards noirs que lui jetaient les orfèvres il comprit qu'il ne tirerait rien d'eux : depuis quelques jours il ne faisait pas bon être étranger à Duptinat, encore moins quand cet étranger déambulait devant vos propres portes en ayant l'air de préparer quelque mauvais coup. L'invasion soudaine de leur planète avait pour première et néfaste conséquence la suppression quasi totale de leur activité millénaire et ne les incitait pas aux bavardages amicaux ni à la xénophilie. Maintenant que leurs pensées elles-mêmes n'étaient plus à l'abri, ils se méfiaient des inconnus comme de la peste nucléaire.

Géofo Anidoll, Orfèvre sacré agréé par charte.

L'enseigne de l'ancien correspondant du chevalier Long-Shu Pae lui apparut enfin, à l'autre bout de la rue. Son atelier donnait sur une petite place où se rejoignaient plusieurs autres ruelles ou venelles. Le nom de l'orfèvre s'étalait fièrement, en lettres peintes et saupoudrées d'or fin, sur un fronton de bois noir fixé sous le dôme de la maison de deux étages. L'atelier était fermé, c'est du moins ce que laissait supposer le lourd volet de bois écaillé rabattu sur la vitrine.

L'Orangien pressa à plusieurs reprises la sonnette ronde disposée dans une niche sur le côté de la porte d'entrée. Seul le silence répondit aux notes harmonieuses du carillon. Tixu insista, martela rageusement l'huis de bois massif, mais ses coups sourds ne déclenchèrent aucune réponse, aucune animation. Il jura de dépit et demeura figé, indécis, devant cette porte hermétiquement close.

Il remarqua alors un vieil homme ridé aux longs cheveux blancs en partie enfouis sous un bonnet conique et vert identique à celui de Stanislav Nolustrist. Sa silhouette furtive et voûtée apparaissait dans l'étroit entrebâillement de la porte d'une maison voisine. Il observait l'Orangien d'un air revêche, soupçonneux.

« Qu'est-ce que vous voulez ? interrogea le vieillard d'une voix chevrotante et bourrue.

— Je souhaite parler à Géofo Anidoll, répondit Tixu en décochant son plus aimable sourire.

— Vous n'êtes pas d'ici, hein ? Qu'est-ce que vous lui voulez ? »

Dans ses yeux chafouins luisaient des braises vivaces de défiance que le moindre souffle de contrariété risquait de transformer en flammes de colère.

« C'est l'un de ses vieux amis qui m'envoie à lui », argumenta Tixu.

Il avait tenté de mettre le plus de conviction possible dans ses paroles, mais cela ne suffit pas à dérider son interlocuteur.

« Mmouais ! De toute façon, il n'est pas là pour le moment, marmotta le vieillard entre ses rares dents branlantes. Et il ne sera pas là avant une semaine marquinatine!... Au moins... Le salut, monsieur ! »

Avant que Tixu ait eu le temps ou le réflexe de le retenir et de s'informer plus en détail, le vieux Duptinatin referma sèchement la porte sur lui. La peur qui rôdait dans les rues de la capitale marquinatine n'arrangeait pas les affaires de l'Orangien. Il comprit qu'il serait inutile de harceler le détestable voisin de Géofo Anidoll. Il avait pensé que le transfert pour Selp Dik ne prendrait que quelques heures, le temps pour lui de localiser l'ancien correspondant de Long-Shu Pae, et voilà qu'il était contraint de ronger son frein sept ou huit jours, peut-être plus, sur Marquinat... Si loin d'Aphykit... Il refoula énergiquement sa déception et prit la résolution de chercher une solution plus expéditive. Eventuellement, il pourrait se rabattre sur le vieux déremat de Géofo Anidoll en dernier ressort. Il décida de regagner la maison du berger pour réfléchir et faire le point.

Stanislav Nolustrist, debout dans la courette de la masure du pré, brossait la toison de ses mutules avec un soin presque religieux. Lorsqu'il aperçut la silhouette de son jeune hôte sur le chemin empierré, il l'accueillit avec un de ces énormes rires dont il avait le secret.

« Je ne croyais plus vous revoir, l'ami!... Je pensais que vous étiez parti faire un petit tour dans l'univers!... Mais je vous avais préparé un lit, au cas où... En tout cas, vous voilà vêtu décemment, comme un vrai Marquinatin ! De loin comme de près, l'illusion est parfaite !

— Pas si parfaite que ça ! maugréa Tixu en se rapprochant de la clôture de pierres. Vos complanétaires se méfient de moi !

— Vous n'avez pas retrouvé votre homme ?

— J'ai retrouvé sa maison mais, manque de chance, il ne sera pas chez lui avant huit jours... »

L'Orangien caressa distraitement le flanc laineux du mutule avant d'ajouter :

« Et je ne peux pas me permettre d'attendre huit jours... En ce qui concerne l'argent que vous m'avez prêté, je... »

Le berger l'interrompit d'un geste évasif et se pencha de nouveau sur la toison noire dans laquelle s'incrustaient ronces et chardons.

« Les gens sont vraiment terrorisés, murmura Tixu.

— Il ne peut pas en être autrement ! soupira Stanislav Nolustrist en suspendant son mouvement circulaire de brossage. La phalange du Mahort, l'armée d'élite de la famille Wortling, a été anéantie en quelques minutes par les Syracusains et leurs alliés... De plus, l'envahisseur a réquisitionné tous les déremats recensés, privés ou publics, ce qui lui a permis de museler rapidement les rébellions qui ont éclaté dans les provinces, en particulier dans l'hémisphère Nord. Comme il n'hésite pas à recourir au massacre collectif et aux croix-de-feu individuelles, le peuple marquinatin se sent pris au piège. Et, par les couilles de mes mutules, il l'est effectivement!... Mais il fallait bien que ça se produise d'une manière ou d'une autre... Le ciel et les étoiles avaient annoncé les temps du malheur... Mais qui regarde le ciel de nos jours ?... »

Tixu passa une grande partie de l'après-midi à réfléchir, assis sur le lit de fortune que le berger avait installé près de sa couchette. La maison emboucanée ne comportait qu'une pièce. Rien d'intéressant ne sortit de ses cogitations forcenées, presque douloureuses, sinon un vague découragement devant les obstacles qui se dressaient l'un après l'autre sur le chemin censé le ramener vers Aphykit. La Syracusaine était comme un rêve qu'il ne parvenait pas à retenir. Il doutait de ses souvenirs, il doutait de l'avoir touchée, il doutait d'avoir respiré son haleine...

Au bout d'un moment, fatigué de se focaliser sur ses pensées, fatigué de se cogner aux murs étroits de son intellect, Tixu tourna spontanément son attention sur le bruissement de source qui continuait de résonner au fond de lui... L'antra, le murmure silencieux, était comme le bourdon d'un instrument de musique qui, même si l'oreille est davantage attirée par l'envolée des notes allègres et rythmées, déroule inlassablement sa ligne grave et monotone, son indispensable soubassement sonore. Isolé, le son de vie se déroula et s'empressa d'occuper tout l'espace intérieur de l'Orangien. Maître exigeant, il en chassa toute pensée superficielle, parasite, et créa le vide. Bien qu'il n'eût pas de forme précise — Tixu aurait été incapable de le prononcer à voix haute —, il sonna de manière nette et claire et, après avoir débarrassé l'esprit de tout son fatras de pensées inutiles produites par la machine emballée du mental, il le laissa lumineux et vibrant, dans un état proche de la béatitude.

Tixu se demanda fugitivement si c'était une manière correcte de l'utiliser, s'il ne contrevenait pas aux instructions données à la hâte par Aphykit dans la maison du françao. Est-ce qu'il ne faisait pas un usage abusif de l'antra en le dérangeant volontairement, sans qu'il y eût une quelconque menace d'agression mentale ? N'était-ce pas à l'antra lui-même de décider de la fréquence et de la nécessité de ses interventions ? Dans le doute, il préféra ne pas s'abstenir et se laisser aller au bien-être et au confort qu'il ressentait, à ces instants délicieux pendant lesquels l'environnement physique et mental s'estompait jusqu'à disparaître totalement. Il voyagea sur le véhicule du son et atteignit le rivage d'un profond et inaltérable silence, qui ne fut pas sans lui évoquer la paix presque palpable de la forêt de Deux-Saisons.

Puis, sur l'écran de ce silence, apparurent des images de son passé, d'une précision saisissante en dépit de l'érosion du temps — mais ici, le temps signifiait-il encore quelque chose?... Un film dont il était le spectateur neutre et qui reconstituait en partie son enfance, son adolescence et sa jeunesse jusqu'à sa prise de fonctions sur Deux-Saisons...

Il n'a que six ans quand sa mère meurt dans un accident de taxiboule. Cette disparition soudaine le laisse dans un tel état de choc qu'il demeure une dizaine d'années sans accorder le moindre intérêt au monde. Cette attitude fait le désespoir de son oncle qui l'a recueilli et qui, désemparé, maladroit, ne sachant comment le faire sortir de sa léthargie, opte pour la fermeté brutale. Le seul souvenir un tant soit peu agréable qu'il garde de cette période est l'immense jardin de la maison de Phaucille la Magnifique, l'un des fleurons de Vieulinn... Un jardin sauvage où flânent les parfums enivrants des cipreniers géants, où flottent les taches mauves des fliottes sur leur étang de verdure...

Il se revoit quitter clandestinement la maison de son oncle alors qu'il n'a pas encore atteint sa majorité légale. Il ne peut plus supporter la sévérité, l'inflexibilité du frère cadet de sa mère. La nuit est tombée sur Phaucille. Il a jeté pêle-mêle quelques affaires dans un sac de voyage. Il ouvre doucement la porte, se glisse dans le couloir plongé dans l'ombre, descend l'escalier de pierre, traverse le corridor d'entrée... Ça y est, il est dehors, il est libre...

Il voyage sur les balançoires des antiques chariots à coussins d'air et à voile des camelots ambulants qu'il aide à déballer et remballer leurs étalages pour monnayer son transport. Au rythme lent de la caravane il découvre les sauvages et splendides paysages des provinces les plus reculées d'Orange, les confins roses de Vieulinn, le désert de sel de Massoy, les canaux verts de la Petite Nante, les montagnes bleues et mauves de Zelaûm...

Il arrive à Phille, ville principale de la province de Jaunille et capitale interconfédérale des tissus. Chaque façade, chaque pan de mur, chaque édifice public est ; orné de précieuses étoffes tissées à la main selon une j méthode traditionnelle. C'est un véritable enchantement pour les yeux, une symphonie baroque et joyeuse de couleurs vives et contrastées...

Il a maintenant dix-sept ans. Il travaille comme trompe-la-faim », parcourt les rues embaumées et ensoleillées de Phille sur une petite plateforme autoguidée, chargé des repas que les maîtres tapissiers commandent chez Sitraëlle, une matrone épanouie, mafflue, qui s'y entend à merveille pour exploiter ses employés. Il mord goulûment dans la vie. Les plaisirs sans cesse renouvelés de la découverte le tiennent en éveil, estompent peu à peu les souvenirs amers d'une enfance difficile...

Sitraëlle l'a viré comme un malpropre pour une sombre histoire de trafic de nourriture dont il n'est en rien responsable. Il est obligé de quitter précipitamment Phille car les hommes de main de son ancienne patronne veulent lui faire la peau. Pourquoi ? Il ne sait plus... Il erre de petit boulot en petit boulot, de ville en ville... Parfois, il s'endort au bord des routes, l'estomac creux, sous les pluies tropicales qui transforment les fossés en torrents de boue. Il voyage en clandestin dans les wagons des trains de marchandises suspendus à leur rail aérien. Il échappe aux contrôles des robotomates de l'ordre, des automates archaïques assez faciles à tromper : il suffit de glisser un vieux mémodisque infecté dans la fente de leurs plastrons pour que les courts-circuits dérèglent et dévorent leur système central...

Il se retrouve un jour à Boultoc, une sinistre ville industrielle du continent noir Maravel. Il est serveur dans un grand restaurant populaire. En toute légalité : il est majeur, maintenant. Et puis voilà que lui reprend son envie de voyages et de changements, la planète Orange est devenue trop petite... Il se dit que la meilleure manière de mêler plaisir et travail est de bosser pour une compagnie de transfert de cellules. Il passe donc des tests préliminaires dans une agence de Boultoc. A sa grande surprise, il est sélectionné pour le stage annuel de la C.I.L.T., la plus grande agence de voyages de l'univers connu et inconnu!...

On l'a expédié sur Oursse, planète éloignée d'Orange de plus de vingt-deux années-lumière. Il est étonné de reprendre connaissance entièrement nu et souffrant d'une terrible migraine au beau milieu des autres stagiaires, hommes et femmes, entièrement nus également Les uns sont gênés, les autres font semblant d'en rire. L'intérêt touristique majeur d'Oursse, planète glaciale réside dans son exceptionnelle faune sylvestre, à ce que lui a certifié le recruteur de Boultoc. Mais il a omis de lui préciser que les forêts ourssiques en question sont parfaitement inextricables, si bien que Tixu et ses compagnons doivent se contenter de suivre assidûment les cours, d'ingurgiter jusqu'à la nausée le tortueux règlement interne de la compagnie et ses innombrables alinéas bis et ter, de s'exercer au maniement des déremats de démonstration, des engins tellement vétustés que les. stagiaires se demandent comment ils n'occasionnent pas les irréparables dégâts cellulaires que leur état délabré laisse envisager...

En fin de stage, la discipline se relâche et Tixu entame une courte liaison avec une fille venue d'Issigor, Babsée Obraillène, avec qui il s'initie aux premiers rudiments de la pratique amoureuse. La peau de Babsée est grenue et ferme, à la fois douce et irritante au toucher, ses seins sont des bourgeons aux pointes dures et hérissées, sa bouche un fruit vert à la saveur acide. Les aventures entre stagiaires étant strictement prohibées, ils encourent tous les deux la résiliation définitive de leur contrat de travail. Ils font donc l'amour vite et mal, où ils peuvent, dehors le plus souvent, à l'abri sommaire d'un buisson de pins nains à travers lequel la bise ourssique mêle ses caresses glacées à leurs baisers maladroits et enfiévrés... Tixu n'est pas expérimenté, mais il lui semble que Babsée subit ses assauts avec davantage d'agacement que de plaisir... Son ventre est aussi sec et froid que le climat local...

Les stagiaires prêtent serment sur la Charte d'Airain devant toutes les huiles de la compagnie réunies pour la circonstance et visiblement ennuyées de se retrouver là. Puis le maître de stage signifie sa première affectation à Tixu : Deux-Saisons, une planète dont il n'a jamais entendu parler... On lui assure qu'elle est très agréable malgré un climat légèrement humide et qu'il y a d'intéressantes possibilités de promotion ultérieure à la clé...

Il a tout juste le temps de bredouiller un bref adieu à Babsée, qui n'a pas encore reçu son affectation, et de lui témoigner sa reconnaissance par une fougueuse et ultime embrassade. Puis il est expédié dare-dare sur Deux-Saisons par les relais internes de Sbarao, Platoria, Spall et Jarepa Mocagua... A peine a-t-il repris ses esprits et évacué son décalage planétaire et temporel, le fameux effet corrigé Gloson, qu'on l'enfourne d'auto-.té dans un nouveau déremat et qu'on le programme pour l'étape suivante. Le temps de la compagnie est compté et on ne juge pas utile de le laisser souffler...

Sur Deux-Saisons, l'employé en poste, un Platonien à la peau noire et aux cheveux crépus, un homme qui semble avoir vieilli prématurément, l'accueille d'un hochement de tête sinistre et d'un demi-sourire désolé. Puis, avant que Tixu, toujours nu, ne soit entièrement remis du décalage, son prédécesseur lui explique brièvement le fonctionnement et les particularités du déremat, se déshabille, lui jette à la figure son uniforme crasseux et puant, se précipite dans la machine noire et file sans demander son reste. Tixu, ébahi, récupère ce qui reste de l'uniforme vert du Platonien, le balance dans un petit incinérateur et déniche un uniforme neuf macérant dans l'humidité poisseuse d'un placard, ce qui lui permet, en attendant mieux, de couvrir sa nudité et de se préparer à recevoir les clients. Le bureau des contrôles de la zone 1098-A des Marches lui communique par le canal audio superfluide interne le nouveau rode secret du salon de transfert et lui souhaite bonne chance en n'omettant pas de préciser qu'à la moindre tentative de fraude ou de prévarication de sa part il recevra dans les deux jours la visite d'un inspobot,

« Votre hôtel est la pension Jurumba, située dans la rue des Pionniers... Votre prédécesseur, le Platonien Admar Coewa, a trahi le serment à la Charte d'Airain. Il essaie de nous échapper. Mais l'inspobot possède ses coordonnées A.D.N. et ne devrait pas tarder à nous le ramener... Vous, n'oubliez jamais ce principe : rien ne remplace le facteur humain dans les contacts ! » ajoute a voix, un rien ironique, de son correspondant.

Peu à peu, Tixu fait plus ample connaissance avec le trou sordide dans lequel la direction de la Compagnie l'a enterré. Deux-Saisons, son unique bar lugubre, ses prostituées sur le retour, ses mineurs d'optalium abrutis de fièvre et d'alcool, son missionnaire kreuzien fêlé, ses autochtones sadumbas rondouillards et tristes, et surtout cette humidité persistante qui vous dévore lentement le système nerveux... La pluie ne s'arrête jamais, elle devient vite une compagne omniprésente, gluante, horripilante...

Au cours des premières semaines de son séjour, Tixu fait preuve d'une constance et d'un zèle dignes d'éloges et prévient la direction générale que la clientèle est pratiquement inexistante, que ça ne vaut pas le coup de mobiliser un déremat et un employé à plein temps pour trois transferts par mois... On lui répond que sa suggestion a été prise en compte et que le bureau permanent des statisticiens analystes va se pencher très sérieusement sur la question de la rentabilité de l'agence de Deux-Saisons. Mais le temps file et rien ne se passe... Alors, il s'embourbe dans un marécage d'inertie, se désintéresse du sort de l'agence et se met à boire avec les chercheurs. La chaleur du mumbë devient sa maîtresse réelle et ses virées avec les vieilles prostituées ne servent qu'à purger le trop-plein de ses bourses...

Seule l'apparition miraculeuse d'Aphykit, fleur éblouissante sur le tas d'immondices, a pu le tirer de là et, il s'en rend compte à présent, c'est ce contraste entre la beauté lumineuse de la Syracusaine et la laideur de sa propre vie qui a provoqué l'indispensable déclic...

« Eh bien, l'ami ! On est perdu dans ses pensées ? » La voix puissante du berger le fit sursauter. Son intervention intempestive entraîna la retraite immédiate de l'antra vers les zones reculées de son esprit. Le fait d'avoir revécu cette période de sa vie avait délesté Tixu d'une partie de ses souvenirs, des vieilleries qui encombraient son âme, et c'est d'un ton léger, guilleret, qu'il répondit :

« Je réfléchissais...

— Bordel de bois ! Vous, quand vous réfléchissez, vous ne lésinez pas sur le temps ! s'exclama Stanislav Xolustrist. Ça fait six heures que vous êtes assis là, complètement immobile ! Je suis entré tout à l'heure, j'ai laissé tomber un bol, ça a fait un raffut du diable et vous ne vous en êtes même pas rendu compte ! »

Les paroles du berger étonnèrent Tixu : sa plongée 2 ans l'espace et le temps ne lui avait pas paru excéder dix minutes.

« Allons manger, proposa Stanislav Nolustrist. Et après, si vous le souhaitez, je vous réciterai de mes poèmes... Il m'arrive d'en composer le soir, quand mes mutules dorment et que le second astre du jour. Cheval de Feu, entre dans le domaine de l'ombre. Il est tard, à présent, pour effectuer des recherches à Duptinat. Aussi il ne vous reste plus, l'ami, qu'à profiter de votre mieux de ces instants où la vie sait se faire douce. »

Après le dîner donc, toujours composé d'un odorant fromage de mutule et de pain noir mais agrémenté d'une soupe de haricots verts cubiques, le berger se saisit d'un petit instrument de musique, une violane des monts, dont il tourna vigoureusement la manivelle du mécanisme souffleur. Il prévint son hôte que la traduction du poème, écrit en vieil idiome marquinatin, lui itérait une grande partie de sa métrique comme de sa fréquence tonique, et que donc il le chanterait dans sa langue originelle.

« Mais cela ne vous empêchera pas d'en saisir la signification, pourvu que vous sachiez l'écouter avec le cœur... »

Les notes aigrelettes et nostalgiques de la violane se marièrent parfaitement avec la voix grave du berger. Tixu se laissa bercer par la mélodie harmonieuse et douce du poème. Une joie radieuse nimbait le visage du géant d'une lumière subtile qui résista longtemps à. obscurité déposée sournoisement par l'avant-garde de la nuit.

Le jour suivant, Tixu erra dans les rues de Duptinat en quête d'un déremat qui le transférerait rapidement sur Selp Dik. Mais les agences des compagnies étaient toutes fermées. Les volets magnétiques ou métalliques avaient été tirés sur les vitrines et des écriteaux holo annonçaient leur réouverture le jour du sacre du nouvel empereur de l'univers. Les déremats privés ayant été réquisitionnés, Tixu se retrouvait bel et bien coincé sur Marquinat.

Désœuvré, il assista à l'installation d'écrans-bulles de toutes tailles, des plus grands, de la hauteur d'un temple, aux plus petits, de la grosseur d'un poing, sur les places et dans les rues de la cité. Ces relais bullovision permettraient au peuple marquinatin de ne rien rater des cérémonies du sacre impérial, d'admirer les fastes inouïs que les Syracusains s'apprêtaient à déployer pour le couronnement de l'un des leurs. Duptinat se parait comme une femme amoureuse : les langues colorées des oriflammes or et blanc, couleurs de la famille Ang, dansaient aux souffles du vent, les tours de la Ronde Maison s'ornaient de tentures scintillantes à motifs changeants. Ces préparatifs contrastaient avec les visages des passants, mornes et tristes. Les croix-de-feu se multipliaient aussi vite que les écrans-bulles. Les piétons s'y heurtaient presque à chaque coin de rue et ne pouvaient échapper au lamentable spectacle de ces corps écartelés et rougissants, de ces regards écarquillés et fous qui hurlaient leur souffrance. La plupart des suppliciés étaient des officiants des cultes marquinatins.

L'Orangien assista également à la capture de l'adolescent qui venait chaque jour s'agenouiller et pleurer au pied de la croix-de-feu de dame Armina Wortling dont l'état empirait d'heure en heure. Le corps de la veuve du seigneur Abasky n'était plus qu'une masse informe de chair violacée, brûlée à petit feu par les ondes puisées. Sa tête boursouflée s'affaissait peu à peu, son menton se soudait à son torse : elle n'avait pratiquement plus de cheveux, plus de seins ni de cou. Elle ressemblait désormais à un mutant du grand désert nucléide des Nasses Gicanthropes. Tixu n'avait jamais vu un tel masque de souffrance. Quatre interliciers en combilicière bleu nuit se précipitèrent sur l'adolescent qui se débattit avec toute la vigueur de son jeune âge, agitant bras et jambes comme un chatigre sauvage. Ses hurlements pétrifièrent les passants :

« Lâchez-moi ! Vous n'avez pas le droit ! Salauds ! Vous n'aviez pas le droit de faire ça à dame Armina!... Que quelqu'un aille prévenir ma mère ! Jezzica Bogh ! Elle est lingère au palais!... Allez lui dire qu'ils emmènent son fils Fracist!... »

Un interlicier excédé l'assomma d'un coup de matraque pour mettre fin à ses vociférations.

Au hasard de ses pérégrinations, Tixu croisa des Scaythes vêtus d'acabas noires ou vertes, escortés de mercenaires de Pritiv. Il tomba nez à nez avec des missionnaires kreuziens aux faces sombres, cireuses et lugubres, engoncés dans leur colancor safran. A chacune de ces rencontres une petite appréhension lui pinçait les entrailles, mais aucun d'eux, Scaythe ou homme d'Eglise, ne s'intéressa à lui.

Il fut témoin de la destruction d'un temple. Un canon, manié d'une main d'expert par un mercenaire de Pritiv, vomissait en continu un large rayon vert. Du dôme dentelé, que les artisans avaient sans doute mis de longues années à sculpter, il ne resta qu'un petit tas de cendres noires aspirées par le tentacule ventral d'un robotomate.

Le soir, au moment de la chute de Cheval de Feu derrière la chaîne montagneuse de l'Echiné de la Marquise, Tixu regagna la maison du berger par le chemin empierré. Comme la veille, il partagea son repas et l'écouta avec plaisir déclamer ses poèmes.

Puis, une fois allongé sur son matelas de foin sec recouvert d'un carré de laine, enfoui sous les couvertures à la puanteur desquelles il avait fini par s'accoutumer, il pensa à Aphykit. Il ne parvint pas à cerner son image, aux contours de plus en plus flous. Son plus grand désir, son but suprême étaient de la rejoindre, mais les caprices du hasard — était-ce vraiment le hasard ? — en décidaient autrement et elle lui échappait sans cesse. Le contretemps qui le retenait prisonnier sur Marquinat était le symbole de son impuissance à infléchir le cours des événements. Il n'était qu'un frêle esquif naviguant sur une mer agitée, ballotté par les lames déchaînées et les vents contraires. Il n'était qu'une marionnette dont quelqu'un — mais qui ? — manipulait avec perversité les fils. Il n'était qu'un atome humain dans l'espace infini...

Alors il porta de nouveau son attention sur l'antra. Comme l'après-midi de la veille, lorsque le son de vie eut remorqué son esprit jusqu'à la demeure du silence, des images de son passé resurgirent... Une succession de visages et de paysages oubliés... Ses arrogants cousins qui prennent un malin plaisir à l'humilier, sa cousine qui émerge de l'enfance et dont les formes naissantes le troublent, particulièrement les renflements sur sa poitrine, sa mère, sa douce mère aux traits empreints d'une infinie bonté et d'une tristesse poignante, aux mains tièdes et caressantes...

Il se demanda encore si cette relation avec l'antra n'était pas dangereuse, pour lui comme pour les autres. Cependant, elle lui procurait des sensations tellement euphorisantes de bouleversement et de nettoyage intérieurs qu'il ne se résolut pas à y mettre fin. L'antra cicatrisait ses plaies profondes, le délivrait des geôles cachées dans lesquelles il s'était laissé enfermer, brisait les chaînes qui entravaient sa vraie nature, détruisait les sombres rochers qui obstruaient le sentier de l'intuition. Le son était un alchimiste qui fondait pour remodeler, un architecte qui détruisait pour reconstruire. Il œuvrait pour le renouveau de cette âme, pour que l'infime atome, trop identique à ses semblables, reprît goût à sa différence, à son importance, à son unicité. Dès lors, au nom de quoi Tixu se serait-il privé d'en user et d'en abuser ?

Il s'endormit. Dans son sommeil il crut percevoir la voix faible, mourante, d'Aphykit. Elle l'appelait, elle avait besoin de lui.

Il se réveilla bien avant que la nuit n'accouchât de son aube chétive, bien avant que le ronflement régulier de Stanislav Nolustrist ne s'interrompît.

Il comprit que cet appel n'avait pas été un rêve.

CHAPITRE XV

Il y a très longtemps, sur Selp Dik[2], vivait le peuple des mages et des fées. Ils habitaient le pays d'Albar, une contrée recouverte de brumes denses et de forêts profondes où, en dehors d'eux, nul ne pouvait s'aventurer sans risquer de se perdre... Leurs maisons étaient les feuillages verts et touffus des arbres géants et millénaires. Ils buvaient l'eau de la Cascade Eternelle qui leur donnait force et longévité. Ils mangeaient les fruits poussant sur le cristal de la roche, sur les bords du lac de Miséricorde, et tant la saveur de ces fruits était agréable qu'ils n'éprouvaient nul besoin de se nourrir de la chair des animaux, avec lesquels ils s'entendaient en parfaite intelligence... Leurs cœurs étaient restés dans l'état de l'enfance et préservés de la malveillance. Le chef de ce peuple était le mage Gudevure, un homme très vénérable et très savant. Son épouse, la fée Iradielle, lui avait donné deux filles, les féelles Flammèche et Etincelle. Leur beauté était tellement fameuse que les jeunes magiciens accouraient de tous les coins du pays d'Albar, juchés sur les souffles d'air ou les rais de lumière, pour venir les admirer. Chacun s'empressait de demander à Gudevure et à son épouse Iradielle de lui accorder la main de l'une ou l'autre de leurs filles, mais chaque fois le vieux mage et sa femme répondaient :

« Ce n'est pas à nous de décider mais à elles... Il en sera fait selon leur désir... »

Les jeunes magiciens se précipitaient immédiatement auprès de Flammèche ou d'Etincelle pour leur déclarer leur amour. Les féelles, flattées de l'intérêt que les jeunes gens leur portaient, s'ingéniaient à inventer toutes sortes d'épreuves de magie dont les difficultés étaient telles que leurs soupirants n'en venaient jamais à bout. Cependant, les mauvais génies, les agrès jaloux et envieux, vivaient aux frontières du pays d'Albar. Ils avaient tenté à plusieurs reprises d'envahir le royaume magique, mais chaque fois la puissante magie de Gudevure les avait repoussés. Le vent étourdi leur apprit à quel jeu dangereux se livraient les filles de leur ennemi héréditaire. Ils virent là une bonne occasion de se venger. Pendant que tout le royaume magique se passionnait pour le sort des jeunes magiciens qui essayaient de conquérir le cœur des filles de Gudevure, les agrès ourdirent une ruse maléfique. L'un des leurs, dénommé Mon, prit l'apparence d'un songe et franchit par une sombre nuit la frontière du pays d'Albar. Les gardes frontaliers, des apprentis magiciens, eux aussi l'esprit toumeboulé par les féelles, ne parvinrent pas à détecter l'agre Mon, ni par la pensée, ni par la divination, ni par l'écoute du souffle des étoiles.

Mon se rendit donc sans encombre à la maison de Gudevure et d'Iradielle. Pendant que tous dormaient du sommeil des justes, il visita l'esprit d'Etincelle. Il entra dans le cercle de ses songes et effraya par sa terrible présence tous les autres rêves qui s'enfuirent sans demander leur reste. Puis, quand il eut fait le vide autour de lui, Mon l'agre souffla dans l'esprit de la féelle endormie l'idée de l'ultime épreuve qu'elle devait proposer à ses soupirants : lui rapporter le cœur d'une bichette d'argent, un gracieux animal des forêts d'Albar. Mon l'agre savait que l'une des lois magiques d'Albar interdisait formellement à quiconque de répandre inutilement le sang d'un être vivant. Que n'importe qui vînt à accomplir ce crime, et le peuple des mages et des fées se verrait immédiatement privé du soutien des déités des mondes intermédiaires et des anges !

Une fois son forfait accompli, Mon l'agre rejoignit ses frères de l'autre côté de la frontière. Ils passèrent la nuit à rire et à boire.

Le lendemain matin, lorsque Etincelle se réveilla, elle ouvrit la baie de lumière qui donnait sur le balcon de sa chambre de feuillage. Puis elle s'adressa à la foule des jeunes magiciens qui attendaient dans la cour :

« Celui qui me rapportera le cœur d'une bichette d'argent, celui-là deviendra mon époux... »

Alors les soupirants ne prirent pas le temps de réfléchir. Ils coururent tous en direction de la forêt, serrant dans leur main un couteau à la lame effilée et étincelante. Quand le mage Gudevure apprit cette terrible nouvelle par le premier chant du piotte ailé bavard, il se précipita dans la chambre de sa fille et s'écria : « Qu’as-tu fait, malheureuse ? Le sang de l'innocence annonce le temps de la malédiction ! »

Mais il était trop tard pour arrêter les jeunes magiciens. Aveuglés par leur désir de plaire à la féelle, ils firent un grand massacre des bichettes d'argent et leur arrachèrent le cœur sans pitié. Alors, comme le disait la loi, les déités des mondes intermédiaires et les anges désertèrent le pays d'Albar qui perdit ses protections magiques : la Cascade Eternelle cessa de couler, le cristal de la roche ne produisit plus de fruits, le lac de Miséricorde se changea en sel, les animaux devinrent féroces et enlevèrent de jeunes enfants pour les manger.

Les agrès attendaient ce moment depuis longtemps. Ils rassemblèrent leur armée à la frontière et s'apprêtèrent à envahir le pays d'Albar.

Le mage Gudevure s'adressa à son peuple :

« Par la faute de ma fille Etincelle mais surtout paria mienne, moi qui suis son père et votre chef, les déités et les anges nous ont retiré leur soutien magique, les entités célestes ont fui notre forêt... Le piotte ailé bavard m'apprend que les agrès sont sur le point de nous envahir et de nous massacrer. Nous n 'aurons pas la force de leur résister. Nous sommes condamnés et maudits pour l'éternité. La loi dit que seule l'eau purificatrice, l'eau du pardon, pourrait nous sauver des agrès, mais le lac de Miséricorde s'est changé en sel et la Cascade Eternelle s'est tarie... »

A ces tristes mots, toutes les fées, Iradielle en tête, se mirent à verser les larmes amères du remords. Et tant ces larmes coulèrent qu'elles formèrent un ruisseau et que ce ruisseau se transforma en fleuve et que ce fleuve devint un océan sans fin dont les hautes vagues noyèrent l'immense armée des agrès. Au centre de l'océan subsista une île sur laquelle se réfugia le peuple magique. Des rayons de lumière jaillirent des deux et déposèrent les mages et les fées dans un pays lointain où leur fut accordée une seconde chance de vivre en parfait accord avec la loi magique.

Quant à l'île, certains disent qu'elle est aujourd'hui sévèrement gardée par les descendants des agrès qui ont survécu à l'anéantissement de leur armée et qu'il ne faut surtout pas s'en approcher…

 

Légende selpidienne rapportée par Kwen Daël

Traduction : Messaodyne Jhû-Piet

 

Certains érudits font le rapprochement entre cette légende et les monagres (Mon l'agre), mammifères marins peuplant l'océan des Fées d'Albar. D'autres voient une certaine analogie avec une légende de la tradition orale des imas sadumbas de la planète Deux-Saisons. (N.d.T.)

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